Pas besoin de fleurs (Cécile Noguès)


Il y a des rêves insupportables et ceux qui s’accrochent ; et il y a ceux qui font les deux. Il en est de même parfois pour la céramique, de la barbotine décorative dont on a du mal à détacher son regard, à la sculpture qu’on a du mal à « vocabuler », à l’objet dont on a du mal à valider la seule existence. Tout ça fait mal et colle quand ça n’explose pas. 

Prenons ce bébé sur les genoux d’une personne dont on ne voit que les mains, des mains aux ongles tranchants comme des truelles. Cette personne, à ce moment là, pourrait être une figure autoritaire et puissante, peut-être masculine, pas sûr. On ne voit que ses mains. Le bébé va souffrir, il va être meurtri, abîmé, s’il ne l’est pas déjà, ce n’est pas très clair dans le rêve. Ce sont les couleurs qui nous font dire cela, du blanc comme un linge, des bleus sourds, des égratignures jaunâtres et violacées, et du gris, du gris d’une morosité insondable. Soudain la personne a fait un geste simultané des deux côtés du corps du bébé, au niveau de son tronc, comme deux claquements de doigts, ou deux petits coups de ciseaux, précis. Ensuite il y a eu un noir, un silence, une transition, allez savoir. C’est probablement au claquement de doigts que vous vous réveillez et vous vous retrouvez avec ce rêve sur les bras. 

Oui c’est ça, c’était à la fois comique et infernal, je me rendais compte qu’en déplaçant mes doigts, le petit corps boudiné se mettait à pisser le sang en deux endroits, projetant de ses hanches deux arcs de jus chaud et purpurin, deux anses aussi spectaculaires que parfaitement dessinées, et bien symétriques. Je remettais mes doigts en place, aux deux endroits sectionnés, l’hémorragie cessait ; mais alors je ne pouvais plus me servir de mes deux mains. Je ne pouvais pas non plus espérer poser l’enfant, car il risquait de se vider de son sang. Je le posait, il se vidait ; je le prenais, je ne pouvais plus rien faire. Je le posais, l’effet esthétique de ces anses est tellement gracieux et oui impressionnante d’équilibre et avec ça la couleur est épatante, je saisissais à nouveau le cruchon, il retrouvait l’aspect non fini du colombin d’origine. Je le posais, il allait mourir ; je le prenais je ne pouvais plus vivre. L’horreur de l’hésitation m’angoissait comme ça pendant vingt bonnes minutes, jusqu ‘au moment où — hélas j’avais déjà mis bien trop de temps à m’en rendre compte — je réalisais que je ne dormais plus ! Et que donc peu importe qu’il soit ceci ou cela, qu’il fasse ceci ou cela ! Que cela m’angoisse ou non. C’est-à-dire encore que je n’avais même pas à me poser ces questions, ni l’enfant, ni quoique que ce soit, puisque tout ça n’avait pas lieu, ni lieu d’être… ! Je n’y arrive pas ! C’est trop tard ! Mon rêve est là, aussi embarrassant pour vous que pour moi, comme le monde meurtri autour de nous, comme un corps plus vaste que celui que je pensais posséder. Je suis bel et bien éveillée et il faut que je m’accommode de sa présence, I-RÉ-ELLE !! J’ai trouvé cet engobe « disfonctionnant » dont j’ai enduit le corps fragmenté et accidenté de ce bébé, de mon ami, le corps de sa profondeur énervante et sans intérêt, démontable et remontable, de sa surface qui, maintenant que je l’ai enrobée de cette bave affectueuse et pleine de surprises, me permet une certaine forme de relaxation. 

Bravo ! Bravo !



Un texte de Lætitia Paviani pour Cécile Noguès. Octobre 2017.